Haut

En presse locale, chacun à son (algo)rythme

Avec des ventes physiques qui chutent, la presse quotidienne régionale a pris avec retard le virage du numérique. Face à un besoin de visibilité grandissant, web et algorithmes riment bien souvent avec référencement. Mais pour maintenir le lien de proximité avec les lecteurs, tout un potentiel de la technologie pourrait encore être exploité.

“On peut difficilement, et a priori de moins en moins, s’en passer.” Le constat de Cédric Motte est sans détour : les algorithmes font désormais partie intégrante du paysage médiatique. Et pour la presse quotidienne régionale (PQR) qui a vu ses ventes baisser drastiquement – avec 3,7 millions d’exemplaires en 2019 contre 5,7 millions en 2010 – l’enjeu est de taille : trouver la bonne recette sur le web. Celui qui a pris la direction de la stratégie numérique et des produits digitaux du groupe Centre France en début d’année l’a bien compris. L’omniprésence des algorithmes oblige la presse locale à un nouvel effort d’adaptation pour comprendre, apprivoiser et utiliser cette technologie à son profit.

Car jusque-là, leur influence est surtout vécue comme une contrainte à l’intérieur des rédactions, où l’exemple de Google et sa capacité à hiérarchiser les informations sur son moteur de recherche interpelle. “Les algorithmes ne sont pas nouveaux, ils existent depuis 30 ans”, souligne Édouard Reis Carona, le rédacteur en chef délégué au numérique de Ouest France, conscient lui aussi qu’un groupe de presse quotidienne régionale doit désormais composer avec eux et suivre leur règle du jeu. L’adage tourne à l’obsession : référencement, mon beau référencement dis moi qui est le plus haut. Mais au-delà de cette nécessité de visibilité, les rédactions tendent à s’emparer progressivement de cette technologie pour en tirer de précieux bénéfices. 

Objet invisible et “souvent fantasmé”, selon Édouard Reis Carona, l’algorithme s’impose partout. Cette réalité vaut autant pour la rédaction que pour le lecteur, qu’il soit habitant d’une métropole ultra-connectée ou résident d’une petite commune. Chaque consommateur nourrit sans même s’en rendre compte les choix futurs de l’algorithme. Loin d’un ordinateur ou d’une application, son empreinte se trouve même dans les points de vente physique. “Chez Centre France, on utilise Nitro, une plateforme qui rassemble un ensemble d’algorithmes pour déterminer le nombre d’exemplaires à mettre à disposition dans tel ou tel kiosque”, souligne Cédric Motte, à propos de l’outil développé par la société BearingPoint, également utilisé par plusieurs titres de la presse nationale. “La problématique de la vente en kiosque c’est le taux de gâche quand on on met 20 exemplaires et qu’aucun n’est acheté”. L’algorithme qui a “mangé” des données des années passées va ensuite traiter, comparer et analyser ces éléments enregistrés au cours du temps, pour optimiser automatiquement la répartition en kiosque. Un ajustement très localisé qui permet, pour le diffuseur, d’engendrer des “économies à réinvestir ailleurs”.

La personnalisation, pourquoi pas ?

L’enjeu est donc de mieux cibler l’acheteur régulier d’un titre de presse quotidienne régionale mais aussi l’abonné numérique. Pour une rédaction, plus intéressants encore sont les algorithmes qui vont déceler des tendances de désabonnement en analysant la pratique des abonnés pour agir en amont. La PQR jouerait-elle à Madame AlgorIrma ? Pas si fantaisiste pour le responsable du développement numérique de Centre France. Même s’il admet que chacun est différent, selon lui il existe des patterns, des schémas comportementaux, qui vont alerter sur un possible désabonnement. “En analysant les comportements des utilisateurs, on est capable d’identifier plusieurs profils types au sein de notre audience”, explique Cédric Motte.

Ainsi tout l’enjeu ensuite sera de guider l’utilisateur dans cette masse de contenus afin d’anticiper et de déjouer une potentielle envie de résilier. Pour cela, rien de plus efficace que de maintenir son intérêt avec un contenu adapté à son profil. Avec ces outils, un abonné qui consulte régulièrement la page rugby sera classé par l’algorithme dans la catégorie de lecteurs correspondant et aura ainsi plus tendance à recevoir des informations sur le ballon ovale que les autres abonnés au journal.

Simple outil marketing, donc, les algorithmes ? Cédric Motte s’en défend, mettant en évidence la proximité qu’ils créent avec le lecteur grâce à une meilleure connaissances de ses appétences et de ses attentes en matière de contenu. “On assiste depuis plusieurs années à une fusion progressive entre les stratégies numériques et éditoriales”, explique-t-il. “Les algorithmes n’influencent pas nos choix de sujets mais nous guident sur le format à utiliser et la façon de raconter les histoires”. Une façon de coller toujours plus précisément aux attentes du public.

Au risque de restreindre l’esprit d’initiative du journaliste ? Pour Loris Guémart, aujourd’hui journaliste pour le site Arrêt sur Images, cette technologie ne doit pas pour autant se substituer au rôle de rédacteur en chef. L’ancien rédacteur en chef de La Gazette des Yvelines et de La Gazette de la Défense, deux hebdomadaires régionaux, soutient que “tant que l’algorithme qui va proposer un contenu au lecteur n’influence pas la ligne éditoriale du journal, il n’y a pas de problèmes”.

Ces connaissances en termes d’attentes du lectorat laissent entrevoir la possibilité d’une personnalisation et d’une automatisation des contenus toujours plus poussée. Une voie sur laquelle Pierre-Yves Crochet ne souhaite pas voir la presse locale s’aventurer aveuglément. “Cela n’engage que moi, mais je pense qu’il ne faut pas aller vers trop de techniques, il faut laisser une part d’intuition et ne pas s’en remettre aux robots”, lance le responsable adjoint du web à Sud Ouest.

“La règle chez nous c’est le tronc commun de l’info qui est choisi par la rédaction”, affirme, chez Ouest-France, Édouard Reis Carona. Cédric Motte émet lui aussi des réserves. “Techniquement on pourrait le faire, mais on ne veut pas tomber dans la personnalisation ‘insidieuse’”. Une pratique qu’il juge courante sur les réseaux sociaux, où la recommandation n’est pas choisie mais subie par l’utilisateur et proposée par défaut par les plateformes. “Nous on est plus dans une volonté d’un abonné proactif qui choisit s’il veut du contenu personnalisé ou commun”. Un consentement également maître mot chez Ouest France. “On peut proposer tel ou tel contenu selon les thèmes préférés des applinautes… ou encore selon la géolocalisation. Mais nous sommes très à cheval sur la RGPD”. (voir encadré) Plus qu’une personnalisation à la carte, une personnalisation par territoire est envisagée. Centre France propose déjà une newsletter spécifique par commune envoyée automatiquement aux abonnés qui en ont fait la demande en amont. A terme, Cédric Motte espère pouvoir proposer cette même personnalisation directement sur la page d’accueil du site, pour encore renforcer cette proximité qui lie un journal de presse locale et son lecteur.

Limités par la technique

Passé ces choix stratégiques, éthiques et éditoriaux, les services de développement numérique s’attèlent donc à exploiter les différentes possibilités offertes par les algorithmes. Aujourd’hui à Centre France, dans le service que dirige Cédric Motte, 11 personnes sont en charge des produits digitaux. “J’ai la chance d’avoir cette double casquette de directeur des produits digitaux et du développement éditorial.” Preuve que la séparation entre développeurs et journalistes est de plus en plus désuète dans une rédaction. Mais même avec ces services dédiés, les limites techniques demeurent. Derniers exemples en date avec les chatbots.

“On avait lancé pendant quelque temps un chatbot sur Facebook et ça a été une cata”, constate Pierre-Yves Crochet à Sud Ouest. Catastrophe car, bien vite, face aux questions précises des utilisateurs, “le robot faisait ce qu’il pouvait”. Pour nous faire comprendre les limites techniques actuelles des chatbot, Cédric Motte nous ramène aux “livres dont vous êtes le héros” qui ont bercé son enfance. “Dans ces ouvrages, on doit faire des choix à la fin de chaque chapitre qui déterminent la progression dans l’histoire.“ Le chatbot Bonjour Marianne, lancé pendant les municipales et utilisé par 24 000 internautes, répondait à cette même logique d’arbre décisionnel avec une volonté affichée d’interactivité. Si la promesse d’une discussion était belle, que l’expérience fut “intéressante” selon les mots de Cédric Motte, la cruelle réalité des capacités a rattrapé les attentes et surtout celles des plus jeunes. Pour le moment.

RGPD, qu’est-ce que c’est ?
Depuis 2018, quand l’internaute navigue sur un site, avant même la page d’accueil, il lui est demandé de consentir à ce que ses données personnelles puissent être utilisées par des tiers. Un choix libre donc, et qui laisse la possibilité à l’utilisateur de changer d’avis à tout moment. Cette nouvelle obligation s’inscrit dans le règlement général de protection des données (RGPD), une norme de l’Union européenne, votée en 2016 et visant à protéger les données personnelles de ses citoyens. Toutes les entreprises ont dû se mettre en conformité avec cette nouvelle réglementation.

Alexis Czaja et Jordan Dutrueux