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Journalistes : c’est pas l’école qui nous a dicté le code

Les algorithmes ont une influence croissante sur nos vies et deviennent  à ce titre des sujets journalistiques. Il incombe donc aux professionnels de l’information de s’en emparer, mais encore faut-il que les rédactions leur en donne l’opportunité et que les formations en la matière se généralisent.

Révéler les biais des algorithmes de Facebook, Parcours Sup ou Tinder, n’est pas une mince affaire. Encore faut-il que les journalistes comprennent ce qu’est un algorithme et comment ces suites de chiffres à n’en plus finir permettent la collecte de nos données à grande échelle. À en croire les programmes des écoles reconnues par la profession, l’informatique n’a pas ou peu sa place dans le cursus d’un futur journaliste.

En France, parmi les 14 écoles de journalisme reconnues par la profession, celle de Sciences Po se démarque. En 2016, l’école parisienne a signé un partenariat  avec l’école 42, fondée 3 ans plus tôt par Xavier Niel pour former une nouvelle génération de développeurs.“On peut réaliser une année de césure entre les deux années du master pour apprendre à coder”, explique Raphaëlle Aubert, ancienne étudiante de l’école d’informatique actuellement en master 2 et en apprentissage chez les Décodeurs du Monde. Elle fait partie des 2 à 4 étudiants par promotion qui s’immergent chaque année dans l’univers des développeurs. “C’est une vraie opportunité. En France ce n’est pas quelque chose qui vient naturellement à toi, on a une tradition qui reste très littéraire. On n’apprendra pas le code comme on apprend la radio ou la télé”, souligne Raphaëlle Aubert. 

L’école 42: Décodage

L’école 42, est une formation en informatique gratuite, ouverte à tous, fondée en 2013 par l’homme d’affaire Xavier Niel pour former des développeurs. Les sessions d’admission sont au nombre de 3, étalées entre juillet et septembre. Chaque candidat passe une série de tests logiques avant le passage obligé de la Piscine. “Ca dure quatre semaines, on est à l’école 7 jours sur 7, on code environ 12 heures par jour. Ce n’est pas une évaluation de connaissances, ils cherchent davantage à savoir si la méthode d’apprentissages nous convient”, rassure Tom Février. Parmi les profils: des trentenaires curieux, des étudiants post-bac. Mais peu, très peu d’étudiants qui se destinent au journalisme.

Une fois admis les étudiants progressent grâce au peer-to-peer-learning : pas de cours, ni de professeurs, pas non plus d’emploi du temps strict mais des projets à réaliser en  binôme ou en solo. “Il y a des trucs marrants, comme coder de A à Z un vieux jeu vidéo 3D des années 90”, raconte Tom Février. Sans cadre, les élèves sont priés de se corriger les uns les autres. “On se note entre nous ou ça se fait de manière automatisée. Une fois le projet validé, on passe au suivant. Il n’y a pas de dead-line à proprement parler, mais un système de “black hole” (trou noir). En résumé, les élèves ont une durée déterminée pour atteindre le niveau supérieur. “Au delà de cette date, on est  évincé du programme”, explique Tom Février. Si l’étudiant va jusqu’au bout, il passe en général entre 2 et 3 ans au sein de l’école. 

Une réalité qui ne fait pas sens outre-atlantique, où la jeune journaliste a mis le pied à l’étrier, lors  d’un échange universitaire au sein de la UNC Hussman School of Journalisme and Media, en Caroline du Nord . Etudiante en L3 de journalisme, “j’avais la possibilité de faire mon propre cocktail de cours, alors j’ai orienté mes matières vers la découverte du code avec deux cours de journalisme multimédia où il s’agissait notamment d’apprendre les bases du web: HTML, CSS et quelques bases de code en JavaScript. C’est possible aux Etats-Unis, parce qu’ils ont des grandes facultés qui accueillent plein de départements différents. En France les écoles sont de taille plus réduite, elles ne peuvent pas proposer ça.” 

À la différence de moyens s’ajoute indéniablement une différence de stratégie. L’école de journalisme de la prestigieuse université de Columbia fait d’ores et déjà du développement sa marque de fabrique. Ses étudiants ont la possibilité de réaliser sur deux ans le double master Journalisme et sciences informatique avec le département d’ingénierie, la Foundation School of Engineering and Applied Science. Au programme: des cours d’analyse des algorithmes, d’infographies ou de machine learning. 

C’est un bon signe, car en général ce qui se fait aujourd’hui aux Etats-Unis préfigure de ce qu’on aura demain en France”, s’enthousiasme Raphaëlle. En attendant, “les journalistes qui souhaitent se former doivent mener une démarche active, autodidacte”. Parmi ses collègues aux Décodeurs, son tuteur Maxime Ferrer est un bon exemple. Sept ans après sa sortie d’école, le journaliste avait repris les chemins de l’école au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), pour apprendre le boulot de développeur. “C’était dans les années 2010, internet devenait prédominant dans les médias. Je comprenais que c’était un rouleau compresseur qui allait tout changer, alors j’ai décidé d’apprendre la langue de l’envahisseur”. Après un an de formation, Maxime Ferrer a continué à se former par lui-même via Open Class Room, un site web de formation en ligne en partie gratuite, mais payantes pour les plus poussées. Les frais de ces formations peuvent être pris en charge par le Compte Personnel de Formation, Pôle Emploi ou encore des entreprises ouvertes aux contrats en alternance. “C’est une source de connaissance totalement libre, chaque journaliste devrait se rendre sur ces sites. Il faut surtout avoir l’envie.” 

Des compétences rares à valoriser

De la rareté et de l’élitisme de ces parcours de formation découlent leur forte valeur ajoutée sur le marché du travail dans le secteur journalistique. « Je pense qu’à 42, on est les seuls venus du monde du journalisme » souligne Tom Février, autre étudiant de Sciences Po passé par l’école de Xavier Niel. Pourtant,  « Des profils comme ça, on peut les mettre partout et on sait qu’ils feront du bon boulot » affirme Maxime Ferrer des Décodeurs du Monde. 

Répartition des étudiants actuellement inscrits à l’ESJ Lille, l’ijba et l’IUT Lannion par filière d’origine

Sources : Données fournies par L’ESJ Lille, l’IUT Lannion et récoltées lors d’une enquête auprès des étudiants de l’IJBA.

Le codage en tant que compétence relève du domaine de la créativité comme l’illustre les missions confiées à Tom au sein du service “graphique” des Échos qu’il vient d’intégrer en apprentissage: “Je code surtout de nouveaux formats, je parcours les nouvelles écritures comme IGTV (Télévision d’instagram), ’j’écris un petit peu mais pas beaucoup. Je traite par exemple pas mal des sujets culture, comme sur les Oscars ou Tenet”.

Cette polyvalence marquée du sceau de la modernité est une compétence recherchée par nombre de grandes rédactions comme celle du Monde. Maxime Ferrer note à ce propos une évolution dans le processus de recrutement du journal: ”Il y a tellement de besoins en codage, de plus en plus, on va aller chercher au-delà du réseau des écoles de journalisme, avec des profils qui sortent de MIAGE, par exemple. Une formation à la frontière de l’informatique et de la gestion”. En effet, les écoles de journalisme délivrent un diplôme qui n’est pas indispensable pour exercer la profession.

Les journalistes-codeurs sont des profils importants pour les rédactions qui les mobilisent tant sur des productions éditoriales diverses que sur du développement.  “Dans mon service, on est 14 environ, tous journalistes à la base, et 50% font du codage. Avoir des connaissances des enjeux du journalisme est un vrai plus quand on code pour un média” avance Raphaëlle qui participe en ce moment au développement d’un logiciel de cartographie pour les journalistes du Monde. 

Journaliste + codeur = développeur éditorial ?

Niko Kommenda détient une licence en ingénierie informatique et un master en sciences d’informatique et datajournalisme, il occupe pourtant un poste d’éditeur, également appelé développeur éditorial, au sein du média britannique The Guardian. Son travail, comme celui de Raphaëlle et Tom, est de « créer des visualisations, comme des cartes ou des graphiques, autour de jeux de données complexes. L’idée: rendre accessibles des sujets compliqués, sur la covid 19, par exemple“. Pourtant Niko Kommenda, comme Raphaëlle, l’admet:  “Les journalistes avec une formation ou une expérience professionnelle poussée en informatique seraient bien placés pour enquêter sur les algorithmes qui régissent nos vies quotidiennes. Notamment parce qu’ils sont bien placés pour saisir le biais et les limites des données qu’ils récoltent”.  

Un propos que Maxime Ferrer nuance: « Il n’y a pas vraiment besoin d’avoir un diplôme d’ingénieur informatique ou d’être développeur pour parler du sujet. Tout comme les journalistes scientifiques ne sont spécialistes de toutes les problématiques qu’ils traitent. Le travail avec les sources compte aussi.” Une idée partagée par Tom Février qui souligne tout de même la difficulté chez certains médias de vulgariser l’information. “Ce n’est d’ailleurs parfois pas dans leur intérêt, les fantasmes font plus vendre, notamment dans la presse généraliste. S’intéresser vraiment au fonctionnement des algorithmes c’est moins sexy.” 

Une idée qui ne résonne pas forcément aux Etats-Unis. “Il y a un certain nombre de journalistes qui font du très bon travail d’enquête sur les algorithmes, je pense notamment à Julia Angwin qui a mené la série “Les biais des machines”et fondé le site The Markup, évoque Niko Kommenda. Le désormais célèbre site au slogan évocateur “Big Tech is watching you. We’re watching Big Tech” (La technologie nous guette, nous guettons la technologie) est l’exemple par excellence. Parmi les profils de ses journalistes, on retrouve notamment Leon Yin, journaliste spécialisé dans l’enquête data et ex développeur pour… la Nasa. Si d’autres journalistes ont des profils plus typiques, l’idée est la même: “Alerter sur les dangers des algorithmes et des technologies” explique Raphaëlle Aubert. “Malheureusement en Europe, il n’existe pas d’équivalent, c’est un sujet comme un autre”, se désole Niko Kommenda. En somme, sur la scène médiatique, les algorithmes occuperaient la même place que la playlist favorite des politiques ou le défilé plein air de la maison Etam. 

Pour Maxime Ferrer, ce dernier point est à mettre en perspective avec notre industrie médiatique. “En France, on a  là encore une sorte de mur littéraire”, exprime-t-il. “Il faut aussi comprendre que l’investissement humain et financier est très différent. Aux Etats-Unis, on met les moyens”, reconnaît l’apprentie, Raphaëlle Aubert, évoquant des rédactions assez solides financièrement pour se permettre de telles innovations. D’autant plus que l’emploi de codeurs a un coût et rien n’indique que les médias français soient prêts à répondre au niveau de leurs exigences financières, souvent bien supérieures à celles des journalistes. “On sait bien qu’on ne fait pas ce métier pour l’argent”, sourit Maxime Ferrer. 

Emilie Jullien et Richard Monteil