Haut

Ligne éditoriale ou lignes de code, on a comparé la ligne de conduite des rédactions

L’influence grandissante des algorithmes et la course au référencement ont poussé les médias à repenser leurs contenus, modifiant en partie les lignes éditoriales. Pourtant, celles-ci reviennent au cœur du jeu de l’information selon nos données inédites.

Ce lundi d’octobre 2020 à 20 heures, pas le temps de regarder le journal télévisé. Pour s’informer rapidement et à peu de frais, c’est sur Google Actualités que nous sommes allés. Sur la plateforme infomédiaire, les articles en tête de gondole parlent du Covid. Il faut dire qu’au matin, le Premier ministre Jean Castex a été interrogé à la radio dans la matinale de France Info, et la plupart des grands médias ont relayé ses propos les plus forts. Aussi ce soir, sur Google Actualités, le “top des articles” liés à la pandémie est unanime.

BFM titre : “le gouvernement admet pour la première fois que la France connaît sa deuxième vague”. L’article d’Orange Actu porte un titre à peine différent : “la deuxième vague est là, martèle Jean Castex qui appelle les Français à se mobiliser”. Puis vient le tour du Monde : “Jean Castex n’exclut pas des reconfinements locaux en France”. Enfin, France Info propose de “retrouver l’intégralité de l’interview de Jean Castex” en replay. L’algorithme de Google a sélectionné quatre articles au contenu similaire.

Crédit : capture d’écran Google Actualités

Cette ressemblance est-elle le résultat de la sélection des algorithmes ou d’une uniformisation des contenus sur les sites web ? Les logiques du référencement ont-elles contraint les médias à publier les mêmes informations, quitte à reléguer au second plan leurs lignes éditoriales ? 

Utilisés avec les bons mots-clés, les algorithmes peuvent permettre aux sites web des médias d’être bien référencés sur la toile, de gagner en visibilité pour toucher un public plus large, et d’attirer l’attention de l’audience. “Les méthodes de référencement de Google sont assez claires”, précise Nicolas Becquet, responsable de la transformation numérique pour le journal belge L’Écho. “L’algorithme prend en considération le titre, la longueur du titre, la structure de l’article, les thèmes et les termes choisis. Pour Apple News, c’est plus flou. Mais quand un article est bien référencé sur Apple, la visibilité peut être multipliée par dix.”

Les infos web, toutes les mêmes ?

Les formules mathématiques des infomédiaires sont aussi capables d’orienter les médias en amont, par exemple en anticipant les sujets susceptibles de faire le buzz, notamment grâce à l’interface “Google Trends” qui permet de savoir quelles sont les recherches Google en vogue chez les utilisateurs du monde entier. Enguérand Renault, rédacteur en chef web du Figaro, ne cache pas un recours mesuré à ces méthodes pour publier des sujets gratuits sur le site : “on peut prévoir à l’avance que les gens seront intéressés par tel ou tel sujet en consultant les recherches Google, de la même manière qu’on va prévoir des sujets sur Noël au moment des fêtes, ou des sujets impôts au moment de déclarer ses revenus.”

Pour Benoît Raphaël, co-créateur de projets éditoriaux sur le web pour plusieurs médias comme L’Obs ou Europe 1, il faut toutefois se méfier de l’idée reçue selon laquelle les logiques de référencement pousseraient les médias à tous se ressembler. “L’uniformisation des contenus, on en parlait déjà dans les années 1980. La ressemblance, aujourd’hui, est dans les méthodes : publier le plus vite possible pour que ça ait des chances de marcher, privilégier le bâtonnage de dépêches AFP aux contenus originaux. La monoculture journalistique n’est pas nouvelle, seuls les procédés le sont.”

Pour s’en convaincre, nous avons comparé, entre le 7 et le 9 octobre, les tops 5 des articles les plus lus sur sept sites de grands médias français (France Info, Le Monde, Libération, Le Point, CNews, BFM, France Inter). Nous avons voulu savoir dans quelle mesure les tops de ces médias pouvaient mettre en valeur, d’un média à l’autre, des thèmes ou des sujets communs. Il en résulte que ces tops partagent assez peu d’articles similaires.

Nous avons également cherché à connaître la part de dépêches AFP (y compris celles co-signées par les rédactions) parmi ces mêmes articles. Elle s’avère, pour chaque média, assez faible, et même inexistante pour Libération et France Inter.

L’étude tend à montrer que, dans l’ensemble, les articles n’ont pas besoin d’être les mêmes pour fonctionner sur les sites. Les tops de certains médias mettent même en avant une ligne éditoriale marquée. Ainsi, un papier de Libération sur une grève dans le milieu hospitalier a pris la tête des articles les plus lus sur le site, alors que l’information n’était recensée dans aucun autre top 5. De son côté, Le Monde a pu récolter de l’audience grâce à une couverture exclusive du débat entre Mike Pence et Kamala Harris, les colistiers des candidats à la présidentielle américaine. Du côté de CNews, ce sont des informations insolites qui se hissaient aux premières places : Les chiens seraient incapables de reconnaître l’avant et l’arrière de la tête de leur maître”, ou encore : “Un livreur surpris en train de frotter un pot de glace sur son entrejambe.

Sur la même période, nous avons également observé quels étaient les articles les plus likés sur les pages Twitter de cinq de ces médias (France Info, Le Monde, Libération, CNews, BFM), à diverses tranches horaires. Une nouvelle fois, peu de sujets similaires d’un média à l’autre sont mis en avant.

Nous nous sommes en revanche aperçus, pour chaque média, d’une concordance entre les sujets les plus plébiscités sur Twitter et sur Facebook : autrement dit, lorsqu’un article fait le buzz sur le compte Twitter d’un média, il a des chances de “buzzer” aussi sur son compte Facebook. Une indication du fait que les différences entre réseaux sociaux, en matière de visibilité, s’avèreraient minces, et que le succès d’un article serait avant tout généré par l’article lui-même.

Moins d’algorithmes, plus d’abonnements

Ainsi, au lieu de se désagréger face aux algorithmes, les lignes éditoriales seraient-elles, au contraire, une force pour capter l’attention de l’audience sur le web ? “Le modèle qui consiste à caler un éditorial sur un référencement a explosé il y a 5 ans”, avance Enguérand Renault. “Les grands médias sont passés à une autre stratégie, celle de l’abonnement, qui n’est plus une stratégie de référencement d’algorithmes, mais éditoriale. L’abonnement permet de vendre du contenu premium : les enquêtes, les scoops, les grandes signatures… Quand on vend des abonnements, on peut recréer une audience qui n’est plus dépendante des algorithmes, mais de la base des abonnés. A partir de là, chaque grand média marche sur deux pieds : l’audience et l’abonnement.” En somme, l’abonnement fait de la ligne éditoriale une valeur ajoutée, et permet de survivre économiquement dans la jungle d’internet. 

Ce qui ne signifie pas pour autant que toute course aux contenus clickbait (ou piège à clic, NDLR), ces articles gratuits aux titres parfois aguicheurs, est mise de côté. “On est de moins en moins dépendants des algorithmes de Google, Apple ou Facebook, mais on ne les abandonne pas pour autant”, nuance Enguérand Renault. “La stratégie de l’abonnement permet simplement de ne pas dépendre seulement d’un algorithme et de la prédation des GAFA sur le marché publicitaire.”

Trouver le juste milieu entre un tout-venant gratuit pour attirer une large audience, et des contenus payants plus originaux et exclusifs, relève aussi d’une nécessité de jongler entre plusieurs types d’audiences, visées par des stratégies commerciales, et in fine éditoriales, différentes. Selon Nicolas Becquet, “il existe plusieurs profils d’utilisateurs. Ceux qui veulent juste être tenus au courant de ce qui se passe en recevant une notification, profiteront des contenus gratuits et immédiats. À côté, il y a les lecteurs très intéressés par l’information, qui voudront lire les articles jusqu’au bout, sans oublier ceux qui ont recours à l’information pour des raisons professionnelles, et les personnes avec des attentes spécifiques, qui recherchent du contenu de niche.”

“Être son propre rédacteur en chef”

Tant que les abonnements assurent une rentabilité suffisante, les lignes éditoriales seraient donc préservées. Mais pour des utilisateurs nés avec internet, comment prendre la mesure de leur existence face à des référenceurs qui n’en tiennent pas forcément compte ? 

Dans ce contexte, Benoît Raphaël a lancé en 2017 le projet “Flint”, une solution qui convoque les algorithmes pour sélectionner chaque jour des articles de presse adaptés aux goûts de l’utilisateur, selon un référencement personnalisé. Comme si chacun pouvait aujourd’hui concevoir une ligne éditoriale sur mesure, indépendamment des médias traditionnels. “Il est possible d’être son propre rédacteur en chef. Le but est de rendre les gens plus autonomes face à l’information pour lutter contre la surinformation, en utilisant à la fois l’intelligence artificielle et l’esprit critique.”

Mais l’idée d’une ligne éditoriale personnalisée ne convainc pas tout le monde. “Un travail éditorial, ce n’est pas seulement un empilement de sujets autour d’une même thématique”, lance Nicolas Becquet. “C’est une sélection en volume, en qualité, un choix des angles. Un algorithme ne peut pas faire ça, il se contente d’opérer des regroupements thématiques.”

Des solutions pour l’avenir

Vers quels modèles s’orienter pour que l’identité des médias sur le web subsiste face à des innovations technologiques toujours plus rapides ? Pour Nicolas Becquet, “on se dirige vers une atomisation de l’information encore plus importante, des bribes d’informations récoltées ici et là par les enceintes connectées, les montres et les nouvelles formes d’intelligence artificielle, avec autant d’offres que d’individus. Le journaliste de L’Écho estime ainsi que “les éditeurs devront être capables de mettre à disposition leurs articles tout en gardant une ligne éditoriale forte, pour rester des marques et ne pas devenir de simples fournisseurs de contenus. Les médias auront sans doute intérêt à mettre des moyens en commun pour peser et être présents.Insister sur l’importance des lignes éditoriales semble aujourd’hui une manière d’opposer une résistance à la puissance de Google et des réseaux sociaux, tout en sachant s’adapter à son temps. Il devient ainsi plus facile d’envisager une pratique journalistique sur le web qui ne se déconnecte pas des besoins ni des attentes du lectorat. “L’avenir éditorial des médias repose dans le développement du journalisme d’impact et de solution”, tranche Benoît Raphaël. “Il faut inviter les gens à agir pour mieux comprendre la complexité du monde. Éclairer un citoyen aujourd’hui, c’est lui donner les armes de mieux interpréter l’information qu’il reçoit.” Une façon de ne pas négliger l’humain face aux algorithmes.

Théo Abarrategui et Timothée Croisan-Cécina

 

Changement de stratégie pour Google ?

En septembre 2019, Google annonçait, par l’intermédiaire de son vice-président Richard Gingras, modifier son algorithme afin de mettre en avant des reportages et des enquêtes journalistiques “originaux” dans les résultats de recherche. Le géant américain entendait favoriser la visibilité d’un « travail d’investigation original et approfondi » sur ses plateformes, répondant aux critiques qui lui reprochaient de trop mettre en valeur les pièges à clic, ces informations accrocheuses et pas toujours sûres, mais qui retiennent l’attention des internautes. Dans la note annonçant le changement, Google restait toutefois prudent : “Il n’y a pas de définition absolue d’un reportage original, pas plus qu’il n’y a de standards absolus pour établir la qualité d’un article. Selon les différentes rédactions et publications, cela peut signifier plusieurs choses.” Autrement dit, démêler un bon contenu d’un moins bon reste, pour un algorithme, une tâche hasardeuse, et il en va de la responsabilité éditoriale des médias de produire ce qui leur paraît être qualitatif et original.