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En quête d’un journalisme sans algorithme

Ils sont sur nos ordinateurs, tablettes et smartphones. Ils ont transformé la manière de s’informer des citoyens, et jalonnent le processus de fabrication de l’information. Sans bruit, les algorithmes ont fait leur nid en journalisme. Ils sont désormais les plus fidèles collègues des professionnels qui les utilisent, parfois à leur insu. Peut-on encore s’en passer ?

Les algorithmes sont parfois perçus comme une menace pour le métier, une force capable de le « dénaturer », voire de remplacer les journalistes eux-mêmes. Oscillant entre enthousiasme et rejet, certains journalistes pourraient être tentés de refuser leur usage, de renouer avec une pratique à l’ancienne du métier. 

C’ÉTAIT MIEUX AVANT ?

Avant l’avènement du numérique, les journalistes n’avaient d’autre choix que de se passer d’algorithme.s Mais est-ce pour autant un âge d’or à regretter ? Arrivés dans le métier avant les smartphones, Internet et le numérique, les journalistes les plus expérimentés sont les témoins précieux de pratiques révolues.

Archiver, classer, vérifier l’orthographe d’un mot, remettre la main en un instant un article paru plusieurs années plus tôt… Dans les années 1980, un geste aussi nécessaire que vérifier la qualité de sa photo n’était pas immédiat. Il fallait laisser le temps au temps – 3 minutes par photo – pour avoir une vague idée du rendu final. Au fil des innovations, de nombreuses tâches laborieuses ont pu être déléguées aux machines.

Hervé Pons est journaliste au quotidien Sud-Ouest depuis 1981. Il raconte comment l’apparition de différents algorithmes a modifié sa pratique professionnelle.

Pour ce localier chevronné, le journalisme n’a aucunement été dénaturé par l’essor de l’Intelligence Artificielle et des algorithmes. Ces technologies auraient au contraire permis aux articles des journaux de PQR (presse quotidienne régionale) de gagner en qualité, en laissant l’esprit plus libre aux rédacteurs.

Du côté du journalisme d’agence, nombreuses sont les technologies venues transformer les gestes du quotidien. Lors de la genèse de l’Agence France Presse (AFP), anciennement Havas, les informations étaient transmises par pigeons voyageurs, puis par télégraphe, téléphone, radio à grandes puis courtes ondes, téléscripteur, bélinographe… Les informations sont arrivées de plus en plus vite à destination, jusqu’à l’utilisation d’un satellite en 1971. Cinq ans plus tard, le processus de diffusion de l’information prenait encore un nouveau tournant avec l’informatisation de l’AFP.  

Automatiser pour accélérer

 « Le temps a été modifié par cette fracture algorithmique », observe Benoît Petit, journaliste à l’AFP à Bordeaux. « Il faut aller de plus en plus vite, ce qui ne laisse plus beaucoup de place pour aller à la rencontre des gens comme autrefois. »

Le sociologue Éric George résume ainsi ce processus : « le journaliste travaille de plus en plus avec l’emploi d’une technologie toujours plus miniaturisée et facile d’utilisation. Les délais pour aboutir à un ”produit fini” tendent donc à diminuer. » 

Les algorithmes constituent donc tout à la fois une cause et une conséquence de l’accélération des flux d’information. Mais il serait injuste de leur imputer la responsabilité du phénomène ; ils ne sont qu’un outil supplémentaire à la disposition des médias. « Tous les moyens permettant de gagner de la vitesse ont toujours été exploités par les médias », écrit Christophe Deleu, docteur en science politique, “cette recherche de la vitesse touche toutes les composantes de la société. »

RÉSISTER : UNE QUESTION DE TEMPO

Cette injonction à accélérer peut affecter le bien-être des journalistes. Certains professionnels de l’information ont le sentiment de ne plus pouvoir travailler autrement que dans l’urgence, sinon la précipitation. Objet de nombreuses critiques, cette tendance continue pourtant de s’accentuer. « Il y a nécessairement une contradiction entre la rapidité de l’information, la simplification qui en résulte et la complexité de l’histoire et des problèmes de société », écrit le sociologue Dominique Wolton

Prendre le temps

En réaction à ce constat, certains médias revendiquent la quête d’un “slow journalism”. Privilégiant la narration, la mise en contexte, l’enquête sur le temps long, l’aspect graphique, ce type de journalisme veut passer un nouveau contrat avec le lecteur. Même s’il utilise lui aussi des algorithmes, il serait sans doute le plus à même de s’en passer. Soustraits à l’urgence, les reporters peuvent vivre des moments privilégiés avec leurs sources, gagner leur confiance, saisir l’atmosphère d’un lieu, laisser plus d’espace à la sérendipité.

 « Aujourd’hui, le temps dans le journalisme est malheureusement devenu un luxe », observe Benoît Petit. « Dans le journalisme magazine, on peut faire des enquêtes très fouillées où l’on ne décroche rien pendant 15 jours, mais où ça finit par payer.”

Le journalisme n’étant pas un bloc homogène, certaines branches peuvent échapper plus naturellement à l’usage des algorithmes. « Dans un théâtre de guerre par exemple, j’aurais tendance à dire que le temps s’arrête un peu plus. Ne serait-ce que parce qu’il n’y a parfois pas de réseau ! », poursuit Benoît Petit. « Là, on a un peu plus la possibilité de mener des choses à bien sans la pression continuelle des algorithmes. »

Mais ce type de journalisme coûte cher. Dans la majorité des rédactions, rares sont les journalistes qui jouissent du confort de la lenteur. 

Faire autrement, un privilège

Il est difficilement envisageable de travailler pour un média quotidien sans utiliser une seule fois un moteur de recherche. Lorsqu’un journaliste doit enchaîner des thèmes très variés, Internet est un allié de choix pour appréhender en quelques instants l’essentiel de son sujet. Même problématique pour les journalistes très mobiles : dépourvus de connaissance du territoire et de carnet d’adresses sur place, Internet leur permet de prendre leurs marques plus rapidement. Comment s’en passer, ne serait-ce que pour trouver une adresse ?

C’est l’expérience qu’a voulu tenter en 2009 Elise Barthet, alors jeune journaliste au Monde : se priver volontairement d’Internet pendant toute une semaine. Une tentative qu’elle résume ainsi : « l’enfer, une plongée dans un monde sans lien, lent, fragmenté ». 

Privée du service immédiat des moteurs de recherche, la jeune reporter est obligée de renouer avec les anciennes méthodes pour rédiger son article : écumer les archives, demander conseil aux documentalistes, trouver des contacts par téléphone uniquement, via les numéros de renseignement. 

« J’ai perdu un temps fou à pêcher des contacts. Le sentiment d’avoir passé la journée à me battre contre des moulins. », écrit-elle. « Et tout ça pour quoi ? Un article que personne ne lira jamais. Je n’ai pas réussi à le finir à temps. » 

Il y a dix ans, se passer des algorithmes s’avérait donc déjà ardu pour les journalistes. Au gré de l’automatisation croissante, il serait aujourd’hui encore moins réaliste de “débrancher” ces outils sans se rendre inefficace et se trouver en décalage avec les exigences de leur rédaction. 

Alors, sans y renoncer, quelle juste place les journalistes peuvent-ils accorder aux algorithmes dans leur pratique professionnelle ?

MIEUX LES CONNAÎTRE POUR MOINS LES CRAINDRE

Les algorithmes nourrissent bon nombre de fantasmes. Chez certains, la crainte d’être remplacés par des « robots-journalistes » suscite un réflexe de défense et de rejet. Ajouté à cela, l’enjeu de protection des sources et des données contribue à jeter l’opprobre sur les algorithmes. Mais est-ce vraiment eux le problème ? 

Partager les tâches entre algorithmes et journalistes

 « A partir de l’image fantasmée du robot-journaliste, tout un mythe s’est construit autour des algorithmes. Ça cristallise cette peur de devenir inutile », analyse Florian Tixier, docteur en science de l’information et de la communication. « En réalité, le recours à ces algorithmes peut avoir de nombreux avantages : le traitement d’événements importants en temps réel, la production de contenus à grande échelle, le journalisme de données, la data-visualisation, la traduction instantanée… », énumère-t-il. « C’est avant tout une aide, un soutien, pour soulager les journalistes de leurs tâches les plus ingrates ». Il évoque la façon dont Le Monde a pu générer des articles web « automatiques » pour présenter aussi rapidement que clairement les résultats d’élections. 

D’un autre côté, Benoît Petit constate que « la rapidité de circulation des fausses informations est proprement due aux réseaux sociaux ». « Les algorithmes classent les informations, sans qu’une vérification ne soit forcément réalisée ». C’est pourquoi, selon lui, un travail accru de vérification incombe aujourd’hui aux médias… et tout particulièrement aux humains. L’AFP a justement lancé sur Facebook sa propre page de fact-checking. Il est ainsi possible de mettre les algorithmes au service de la vérification des faits, mais les hommes restent aux commandes.

« Le cœur du métier n’a pas été affecté », estime Florian Tixier. « Toute nouvelle technologie suscite des appréhensions, mais elle demande surtout d’être maîtrisée et d’en connaître les limites. »

Avoir la curiosité de les apprivoiser                            

 « L’immense majorité des journalistes n’est pas plus formée que M. et Mme Toutlemonde au fonctionnement des outils numériques », constate Mathieu Goessens, informaticien et enseignant en sécurité numérique auprès de journalistes. « Ils veulent que ça marche, mais ils n’ont pas forcément l’intention de comprendre comment. Comme quand on monte dans sa voiture, on est content qu’elle roule, mais on connaît peu de choses du fonctionnement du moteur. »

En réalité, il serait beaucoup plus sécurisé que chacun ait des notions de mécanique. Sans faire de chaque conducteur un technicien de pointe, il vaut mieux savoir ce qu’il y a sous le capot lorsqu’un bruit suspect se fait entendre, pour limiter la casse.

C’est exactement la même problématique avec les algorithmes qui peuplent le quotidien des journalistes. Inutile de sauter du véhicule, de l’abandonner pour faire tous ses trajets à pied (on n’est pas des Amish). Il ne s’agit donc pas de rejeter les technologies qui  comportent des algorithmes, mais de faire preuve d’humilité et de curiosité face à leur utilisation. 

Mathilde Rezki et Pauline Senet

Légende et crédits photo : La salle de rédaction du New-York Times en 1942, avant son informatisation.