La course au référencement, un enjeu primordial pour les médias numériques
Avec le développement d’internet, la quasi-totalité des médias se dote d’une version numérique. Mais être présent ne suffit pas, il faut être visible. Pour cela, il s’agit d’être bien référencé par Google, le moteur de recherche principal. Selon la compagnie StatCounter, le moteur américain capte 92% des requêtes des internautes en France (dont 97% pour les recherches depuis un smartphone !).
« Tout acteur du numérique à la recherche d’une audience doit nécessairement veiller à la performance de son référencement dans les moteurs de recherche » estime Catherine Epstein, consultante en stratégie digitale. « C’est un défi permanent, surtout quand on sait que les trois premiers résultats sur Google cumulent environ 75% des clics. D’autant plus que la tendance “zéro clic” se confirme d’année en année. On considère actuellement que la moitié des requêtes Google s’arrête à la page de résultats, sans cliquer sur un lien ». D’après l’experte, « la pertinence croissante des réponses affichées directement par Google ne nécessite plus forcément de visiter les sites web. Cela renforce d’autant l’importance de se hisser en tête de la première page ! » L’ensemble des techniques visant à optimiser le référencement naturel (gratuit) d’une page dans les moteurs de recherche se nomme le SEO (search engine optimisation). Cette compétence est devenue primordiale pour les sites web, médias d’information compris.
“Chez Sud-Ouest, nous avons pris la mesure de cet enjeu depuis 3 ans, témoigne Fabien Gellé, responsable marketing digital du groupe. Certains médias spécialisés dans le digital comme Le Journal du Net s’y sont mis il y a plus de 10 ans. Nous nous sommes adaptés.” Son collègue Stéphane Hilarion, responsable du pôle rédaction web, complète : “Le but du jeu, c’est de faire partie de cette course ; Sans cela, nous ne sommes simplement pas lus”. Pour le média estudiantin Studyrama, la prise au sérieux de cet enjeu remonte à la même période que le journal Aquitain, lorsque le média en ligne a embauché Ferdinand Blanchard, pour gérer l’aspect technique et informatique du site, ainsi que le SEO : “Chez nous, 90% du trafic provient de Google. On est obligé de jouer leur jeu”.
“Jouer à l’alchimiste” et trouver l’équilibre
La composition et le fonctionnement des algorithmes du géant américain restent opaque, c’est ce qui fait la difficulté de ce domaine. Pour Ferdinand Blanchard, il existe “des certitudes sur les règles de base posées par Google. On sait par exemple que la duplication de contenu est prohibée [reproduire une partie d’une page Web sur d’autres pages pour tromper les algorithmes, ndlr] et qu’un bon maillage interne [la navigation d’une page à l’autre d’un même site web, ndlr] favorise le référencement”. Fabien Gellé dresse la liste des consignes adressées aux rédacteurs pour le SEO : “une image, un minimum de 300 mots, ne pas utiliser un terme trop vague ou trop soutenu. Nous devons anticiper ce que les gens vont taper dans la barre de recherche pour trouver leur réponse”. M. Blanchard analyse : “Le métier du SEO, c’est un peu jouer à l’alchimiste. En fonction de nos propres expériences, on teste, on modifie, on affine et on voit ce qui fonctionne le mieux. Il y a un gros travail de communauté, on s’inspire notamment des experts américains”. En parallèle, règne la comparaison permanente face aux médias concurrents : “un peu comme une guerre froide, une guerre de tranchée. On s’intéresse à ce qu’ils font et l’efficacité de leur référencement.”
A Studyrama, Ferdinand Blanchard s’occupe seul du SEO mais collabore étroitement avec la rédaction. Les journalistes travaillent sur le logiciel Semji, qui vise à optimiser et automatiser le référencement de l’article en cours d’écriture. Un logiciel utile au quotidien pour lequel l’entreprise débourse 12 000 € par an. L’investissement s’accroît lorsque le média recourt à une agence pour opérer des changements conséquents, comme une migration de contenus sur son site web.
Au journal Sud-Ouest, ces compétences de référencement sont externalisées et le contrat est supervisé directement par le PDG. “C’est un vrai projet d’entreprise” confie Fabien Gellé. L’agence rapporte chaque soir au quotidien régional les dix articles les plus lus de la journée. “Ce ne sont pas toujours ceux qu’on attendait, constate Stéphane Hilarion, au desk numérique. En ce moment, le sujet qui fonctionne le mieux, c’est l’élection présidentielle américaine. On fait donc particulièrement attention aux bonnes pratiques et à la titraille. Optimiser son SEO c’est avoir le droit d’exister sur le web.”
Garder l’esprit journalistique
Maëlle Fouquenet, professeure en école de journalisme et spécialiste en data-journalisme, remarque que le référencement n’est pas l’affaire de tous les médias : “Il faut avoir une taille importante pour s’en occuper. C’est parfois trop coûteux pour des petits médias régionaux ou associatifs”.
Que cette compétence soit administrée en interne ou en externe, elle repose en bout de chaîne sur le bon vouloir du rédacteur. Mme Fouquenet poursuit : “Il arrive que les journalistes aient l’impression que le responsable SEO leur explique comment faire leur job… A lui d’être humble et de faire preuve de subtilité.” Le référencement optimise la largeur de l’audience et celle-ci permet de vendre des espaces de publicité aux annonceurs. Puisque la maîtrise de l’algorithme représente un enjeu économique pour le média, convaincre les journalistes revêt une importance toute aussi capitale pour les dirigeants. Stéphane Hilarion confie que les journalistes rechignent parfois à cette nouvelle mission. “On a envie de mettre tel titre mais il ne convient pas forcément. Certains sont réticents à se plier aux règles des algorithmes.” D’ici quelques mois, la rédaction s’équipera d’un nouveau logiciel pour adapter automatiquement les articles en format papier et numérique. Les dirigeants espèrent ainsi régler ce désaccord.
Innover et intégrer
Pour Studyrama et Sud-Ouest, comme dans la quasi-totalité des médias, la rédaction est soumise à une demande de rentabilité. Mais certains services publics prétendent parvenir à se détacher de cette logique commerciale et utilisent les algorithmes pour innover et affiner leur offre de contenu. C’est le cas de la radio nationale suédoise Sveriges Radio (SR), qui propose ses nombreux podcasts depuis son site web. Le média public a construit son propre algorithme interne pour garder la main sur son offre éditoriale et entend ainsi se passer du moteur de recherche américain. Il donne à ses articles une note de pertinence selon des critères que nous explique Olle Zachrison, le directeur du développement digital de SR dans la vidéo ci-dessous (pensez à activer les sous-titres).
L’intégration de la dimension web au métier de journaliste requiert de nouvelles compétences, ainsi que des profils plus polyvalents. En plus de maîtriser les codes traditionnels de la presse papier, il s’agit désormais de maîtriser ceux du digital. En tant que responsable numérique, Stéphane Hilarion est constamment en train de “transformer la titraille d’un article papier en web. Titrer pour le web c’est aussi un métier”. En effet, l’algorithme intègre très mal les jeux de mots et les subtilités qu’affectionne la presse écrite. Ainsi, pour un papier web, les rédacteurs ont besoin de faire preuve de clarté et titrent souvent l’information en la localisant.
Le référencement plus important que la ligne éditoriale ?
Malgré l’importance du référencement, “le SEO ne doit pas dicter une ligne éditoriale, nous dit Stéphane Hilarion. Sinon on ne ferait que du fait-divers, du sexe et du sang. On n’est pas là pour traiter uniquement des sujets qui buzz”. Se limiter à mesurer le trafic tronque l’analyse de l’audience selon lui : “Une connexion génère une visite, même si elle ne reste que 2 milli-secondes sur votre article. Il faut aller plus loin, générer de l’engagement”. Celui-ci se mesure à partir du temps de navigation des lecteurs, ceux qui cliquent sur d’autres articles pour approfondir, ceux qui s’abonnent, ceux qui interagissent… D’après Fabien Gellé, cet engagement s’acquiert davantage grâce à “un papier de qualité, plutôt qu’un article qui surfe sur les tendances, malgré sa viralité.”
Baptiste MOUGEY et Mathieu MICHEL