Quand les robots prennent la plume
Enrichir des tableaux de résultats électoraux ou sportifs, générer un article : ces tâches seraient désormais réalisables via des algorithmes. A terme, remplaceront-ils les journalistes ?
36 000 articles en une seule soirée. Le 15 mars 2020, les 44 rédactions de France Bleu couvrent le premier tour des élections municipales, et publient un article par commune française, mentionnant les pourcentages obtenus par chaque candidat. Derrière cet exploit, pas d’armée de journalistes surmenés, mais un algorithme. Radio France s’est associée à la société Syllabs, spécialisée dans la génération automatique de textes. L’algorithme récolte les données ministérielles, les traite ville par ville afin de produire un texte synthétique. Presque comme un journaliste, à la différence qu’aucun humain ne pourrait écrire autant dans ce laps de temps. “Syllabs nous permet de faire quelque chose que l’on ne pourrait pas réaliser sans eux” constate d’emblée Maxence Petitjean, directeur adjoint de l’information et responsable du numérique à France Bleu. “Pendant les municipales, les journalistes se concentrent sur une dizaine de communes : les grosses villes du coin et celles où il y a un duel, un potentiel basculement… Avec Syllabs, on peut donner les informations pour toutes les communes.” Et avec 36 000 articles publiés en quelques heures, France Bleu s’assure une place de choix en termes de référencement sur Google. Les municipales marquent la deuxième collaboration entre Syllabs et la radio publique. Le même système avait été mis en place pour les élections régionales, en décembre 2015. Selon Maxence Petitjean, les journalistes plébisciteraient l’arrivée des algorithmes : “Ils voient ça comme du « plus », ça ne prend l’emploi de personne.”
Écrire dans le ton du média
Maxence Petitjean a longuement préparé l’arrivée de ces contenus automatisés. Sur le plan éditorial, il fallait lister des tournures de phrases ingurgitées ensuite par l’intelligence artificielle. “C’était long à faire, il fallait par exemple décider si la machine utiliserait le terme « adversaire » ou « concurrent », s’assurer que les informations essentielles seraient bien données dans le chapô… il fallait que ce soit dans le ton France Bleu.” Car Radio France n’est pas le seul groupe à faire appel à Syllabs pour couvrir les élections. Le groupe EBRA, propriétaire notamment du Progrès, utilise le même algorithme. Les tournures de phrases sont alors le seul moyen de se distinguer.
Vincent Lanier est journaliste au Progrès (groupe Ebra) et secrétaire général du Syndicat National des Journalistes, le SNJ. Il n’entend pas que des échos positifs sur l’utilisation de la génération automatique de textes : “C’est un peu tromper le lecteur, on peut penser que le texte est écrit par un journaliste. On préfèrerait que l’algorithme produise uniquement des tableaux, pas des textes.” Pour éviter d’induire en erreur le lecteur, France Bleu mentionne sa collaboration avec Syllabs en bas de tout article généré automatiquement.
Vincent Lanier admet quelques réticences face à l’arrivée de l’intelligence artificielle dans les rédactions, “Nous au niveau syndical, on était vent debout contre la rédaction automatique de textes. On voulait tout arrêter ! ” (rires) mais précise que certains confrères sont plus enthousiastes : “Les jeunes sont plutôt ouverts à ça.”
A chacun son back-office
Pour les équipes de Radio France, il n’était pas question de laisser les algorithmes se frayer un chemin dans le back-office principal de la rédaction, où tous les articles des journalistes sont stockés. “Travailler avec Syllabs, cela voulait dire donner accès au back-office à une société extérieure. Et depuis France Bleu, il est possible d’accéder aux contenus de France Inter, France Info… Il y a eu un travail assez extrême au niveau des accords de confidentialité” développe Maxence Petitjean. Il a finalement conçu un deuxième back-office, dédié uniquement aux contenus de Syllabs. La société n’a pas accès aux articles de la rédaction, et inversement. “Je ne voulais pas que les journalistes soient tentés de modifier un article automatique. Le but, c’est justement qu’ils soient tous produits sur le même modèle et qu’ils ne soient pas signés par la rédaction.” Chacun chez soi et les emplois seront bien gardés.
Dans certains cas, les algorithmes ne sont pas conçus par une société extérieure, mais directement par les équipes du média. Au quotidien Le Télégramme, un “algorithme maison” génère de courts textes lors des courses de voile telles que le Vendée Globe, six à huit fois par jour, pour suivre l’avancée des participants. Les données sont “scrapées” soit extraites des sites de course et analysées, et un texte produit à partir de quelques critères : vitesse, écart entre les skippers… “Jusqu’à il y a deux, trois ans, ces petites infos étaient traitées par un journaliste qui bouffait de la statistique. Ça lui prenait presque une demi-heure, six fois par jour, pour écrire un texte à la con” souligne le journaliste Vincent Lastennet. L’arrivée des algorithmes est un bonus pour la rédaction : “Cela libère du temps pour le journaliste. Cette tâche-là est nécessaire car elle utilise mieux l’humain, elle nous permet de découvrir des histoires, d’aller plus loin.”
Modèle utopique
Les algorithmes pourraient-ils réinventer le journalisme en offrant aux rédactions le luxe de se consacrer au temps long, à l’enquête ? “C’est un peu utopique” assène Vincent Lanier, du SNJ. “Peu de médias ont une ligne éditoriale tournée vers le temps long. Faire des économies, ils savent le faire. Par contre, avoir une vraie volonté de développer du temps long, du travail de terrain… La réalité, c’est que l’on ne supprime pas des postes au desk pour créer des reporters. En définitif, c’est toujours une politique de réduction de postes.” Maxence Petitjean, de Radio France, se veut rassurant. Au sein de la maison ronde, aucun emploi ne sera supprimé au profit des algorithmes : “Je ne serai jamais le fossoyeur des emplois de journalistes. Si une boîte vient me voir demain en me disant qu’elle peut bâtonner automatiquement des dépêches, je lui dirai « pas chez nous ». Ceci dit, si la direction décide qu’il faut le faire, ce sera compliqué de s’y opposer.” Ce poids décisionnel effraie le SNJ : “Ce sont les directeurs de groupe qui décident de l’usage de l’intelligence artificielle, et dans beaucoup de rédactions le directeur et le rédacteur en chef ne sont plus trop dissociés. Le rédacteur en chef est plutôt un directeur général bis, il ne défend pas sa rédac”, déplore Vincent Lanier. Les demandes de dialogue entre le syndicat et certaines directions ont été refusées, alimentant les craintes des journalistes. Le secrétaire général cite un rédacteur en chef : “En conférence de rédaction, il a dit aux personnes présentes « Il y a des algorithmes qui peuvent faire le travail à votre place ! », ça devient un moyen de pression.” Entre utopie et dystopie, l’avenir du journalisme ne s’écrira probablement pas sans intelligence artificielle.
Victoria Berthet et Mathilde Loeuille
Illustration : Marie Berthet
Trois questions à Clara-Doïna Schmelck
Clara-Doïna Schmelck est enseignante au Celsa et à l’IEP de Strasbourg. Journaliste et philosophe, elle a coécrit avec Isabelle Rouhan Les métiers du futur (éditions First), livre qui questionne le développement de l’intelligence artificielle et les mutations du travail qui en découlent.
L’utilisation des algorithmes va t-elle permettre aux journalistes de se concentrer sur un travail d’analyse ?
Dire que les algorithmes permettent aux journalistes de se libérer du temps pour faire un travail d’analyse et d’enquête, c’est de l’ordre du fantasme. En revanche, là où émerge une nouvelle forme de travail, c’est dans l’analyse des données produites par ces algorithmes.
Vous soutenez la thèse selon laquelle une binarité entre l’humain et la technologie est nécessaire. Pourquoi l’intelligence artificielle ne pourrait-elle pas se suffire à elle-même ?
Dans les algorithmes, il y a toujours des erreurs qui peuvent engendrer des discriminations et des inégalités : ce qu’on appelle des biais. Ces derniers sont induits par l’Homme, puisque c’est lui qui programme l’algorithme. Seules une analyse et une observation humaine peuvent repérer ces erreurs. Qui plus est, l’humain est nécessaire. Le facteur de sociabilité est intrinsèque à la vie d’une rédaction. Si le travail de bâtonnage de dépêches est bien sûr réalisable par des algorithmes, c’est toujours une tâche qu’on confiera aux jeunes journalistes, parce que c’est formateur.
Faut-il se poser la question d’une déontologie avec ces nouvelles pratiques journalistiques ?
Comme pour les sondages où tel nombre de personnes est interrogé, ce serait bien d’expliciter aux lecteurs le programme qui a permis de parvenir à l’algorithme. Il faut qu’émerge un souci de transparence de la part des rédactions qui travaillent avec ces algorithmes.