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Des robots-journalistes pour dialoguer avec l’audience

TF1, Libération, Ouest-France, Closer, Jam… autant de médias qui ont expérimenté les chatbots pour dialoguer avec leur communauté. Des robots qui parlent, répondent aux questions ou partagent l’actualité. Un support utile pour les rédactions afin de rester en lien avec leurs lecteurs, mais dont le modèle reste à perfectionner.

Charlie est le dernier membre de l’équipe arrivé à la rédaction de l’Ardennais. Comme les lecteurs de ce journal départemental, il se veut représentatif de son territoire et très connecté. Et pour cause, né le 8 octobre 2020, Charlie est un chatbot, incarné sous la forme d’un petit sanglier robot. « Il est encore jeune, donc il ne comprend pas tout », sourit Carole Lardot Bouillé, rédactrice en chef déléguée à L’Union et l’Ardennais. 

Afin d’échanger avec lui, direction Messenger, la messagerie de Facebook. Pour le lecteur, il n’est pas possible d’établir une conversation directe avec Charlie. Le mammifère virtuel fonctionne selon des scénarios. Son interlocuteur coche des réponses, comme dans un questionnaire à choix multiples, et un fil de discussion s’établit. 

Un taux d’ouverture supérieur

« Notre objectif, c’est que Charlie serve d’ambassadeur : qu’il fasse connaître nos papiers, participe à leur diffusion et engage une audience. » Messenger est déjà une plateforme privilégiée par les lecteurs de l’Ardennais pour communiquer avec la rédaction. Une continuité que Charlie assurerait. Le chatbot propose ainsi d’entrer en contact avec les journalistes ou de s’abonner à une newsletter. Tous les soirs, à 20 heures, le rendez-vous est pris entre Charlie et sa communauté, à laquelle il conseille cinq articles sur la ville de Charleville-Mézières, préfecture des Ardennes. « Sur Facebook, le lecteur est très volatile, l’idée serait de le fidéliser, et de partager les valeurs et l’identité du titre. » 

Une ambition commune aux créateurs du cousin de Charlie, Jam, média conversationnel né en 2016. Ici, pas de journal papier, et une page web minimaliste. Chaque article renvoie vers Messenger, afin de discuter avec Jam. Pour Guillaume Lalu, directeur général de l’entreprise, pas question de parler de Jam comme d’un chatbot. « Le robot est un moyen, mais ce n’est pas la finalité : nous faisons de la conversation, le bot est un moyen de l’industrialiser. » L’idée ? Passer une information, par message, en interpellant leur audience et valorisant leur parole. Le média vise avant tout les 15-25 ans et compte environ 650 000 utilisateurs selon les créateurs du média.

« Jam entre dans un endroit privilégié, leur messagerie, où l’attention est forte, car ils ne se concentrent que là-dessus. C’est un moyen très efficace d’établir avec eux un lien de confiance, de proximité, voire intime. » Un souhait, confirmé par les chiffres : les notifications envoyées dans Messenger ont un taux d’ouverture de 80 % et un taux de clic de 30 %, rapporte Geoffroy d’Halluin, co-fondateur de l’entreprise Sently spécialisée dans la conception de chatbots pour des entreprises. A l’inverse, les applis mobiles restent installées environ dix mois, et les newsletters ont un taux d’ouverture de 15 % pour un taux de clic qui oscillerait entre 0,5 et 2,5 %. 

Sans enveloppe charnelle, Jam revêt malgré tout une personnalité bien à lui. Fan d’émojis et de GIF, il s’adresse aux jeunes avec leurs codes. Alors qui est Jam ? « Je ne peux pas répondre pour lui, il serait fâché ! », s’exclame Guillaume Lalu. Toujours est-il que le directeur général l’affirme : Jam est à l’écoute, bienveillant et curieux. « C’est comme un grand frère, mais pas celui qui donne des leçons. » 

Des robots qui reposent sur des arbres décisionnels

Derrière ce média conversationnel, une équipe de deux à trois journalistes et des actualités qui touchent un spectre large. « L’idée c’est de dire, ‘viens, et on en discute’. On aborde peu l’actu chaude, mais plutôt des sujets de fond, à enjeux. » Tout comme Charlie, Jam fonctionne par scénarios. La rédaction établit différents choix de réponses et construit un arbre de décision. Le but ? Passer le maximum d’informations percutantes, en un échange d’une dizaine de messages.

Jam parle avec les codes de son public cible, les 15-25 ans : emojis et GIF foisonnent dans ses messages.

Jam et Charlie sont ce que Ferréol Jeannot, architecte technique et expert en intelligence artificielle, appelle des graphs ou des workflows. « Ce sont des robots qui suivent un arbre de possibilités, leur programme n’est pas interactif et ils n’analysent pas toujours les réponses que l’on envoie. Ils respectent un process [ou processus, NDLR] et n’apprennent pas. » Ce sont ces bots que conçoit la startup Sently. Parmi les médias qu’elle a fournis : Le Parisien, Ouest-France, ou encore ceux du groupe Reworld. Des agents conversationnels qui reposent avant tout sur des scénarios très élaborés plutôt que sur une grande quantité de données selon Geoffroy d’Halluin. « Il vaut mieux restreindre les possibilités, mais que la machine puisse répondre. Si on cadre avec des arbres décisionnels, on est sûrs d’avoir quelque chose qui fonctionne. » Une recette qui séduit, puisque sur l’ensemble de ses bots, l’entreprise enregistre en moyenne seulement 3 % de désinscriptions par an.

Des chatbots plus évolués pourraient quant à eux engager une conversation autonome avec le lecteur. Ceux-là utilisent le traitement automatique du langage naturel (TALN). « Ces intelligences artificielles reposent sur le deep leaning [ou apprentissage profond, NDLR], elles disposent d’une immense base de données de départ, et elles continuent d’engranger des connaissances selon leurs échanges. En fonction des messages qu’on leur envoie, elles sont capables d’identifier les demandes et de les satisfaire », expose Ferréol Jeannot.

Un ton différent

C’est le cas du chatbot proposé par TF1 et LCI de mars à mai 2020, dédié au coronavirus. Face à la quantité d’articles et au nombre de questionnements issus de cette crise sanitaire inédite, le groupe s’est doté de cet outil pour répondre aux interrogations de son audience. Avec l’aide de Clustaar, société spécialisée en data-science, en moins d’une semaine l’agent conversationnel a été opérationnel. Un robot alimenté avec les contenus de TF1 et LCI et une journaliste dédiée. « Il a d’abord fallu qu’elle répertorie tous les articles, puis les synthétise en messages de 3 000 signes maximum et enfin réaliser un travail d’association questions-réponses », expose Julien Laurent, responsable du service digital de l’information à TF1. 

Un succès : à peine huit heures après son lancement, le chatbot enregistrait déjà plus de 25 000 entrées. Un système qui a aussi permis de montrer du doigt des lacunes. « Chaque jour, le bot faisait le point sur des entrées restées sans réponses, des questions qui ont pu être traitées par la rédaction. » En quelques mois d’existence, ce sont 400 000 utilisateurs qui ont interrogé l’agent conversationnel. « Ce mode de fonctionnement met fin à l’impression d’une relation ‘top-down’ [ou verticale, NDLR], le style est différent et les gens se sentent plus proches de la rédaction. » Une réussite qui interroge le responsable sur le ton adopté. « Ce dispositif très incarné change le rapport au média et aux journalistes. »

Un modèle économique à définir

Pourtant à TF1 comme à Libération, ou à Centre France -ces deux derniers en période électorale- ces systèmes sont mis en place, mais de façon temporaire seulement. Pas viables sur le long terme, donc ? Trop compliqué, selon Julien Laurent, à proposer autour de l’actualité générale. « C’est trop d’entrées, trop de sujets. Cela demanderait des moyens colossaux pour nourrir le bot », constate Julien Laurent. Pour le spécialiste numérique du groupe TF1, les chatbots ne sont porteurs que sur des actualités au « périmètre circonscrit » et « qui suscitent vraiment des questions »

Crédits :  Les chatbots Messenger se sont beaucoup développés, Facebook ayant donné l’accès aux interfaces de programmation de l’application.

En effet, bien que ces agents conversationnels proposent de partager des informations, elles doivent être concises. « Il faut tirer la substantifique moelle du sujet. On aborde seulement une sous thématique, pour ne pas s’étendre et garder l’attention », développe Guillaume Lalu de Jam. Une nouvelle écriture pour les rédactions qui doit être adaptée afin de pouvoir être envoyée par message. « Un utilisateur ne voudrait jamais lire un article de 8 000 signes sur sa messagerie », plaisante Julien Laurent. Et jusqu’à preuve du contraire, pas besoin de payer pour tchater. Un autre défi qui se pose pour les médias. « Si notre chatbot a su être là quand c’était nécessaire, quel modèle économique peut-on instaurer ? », se questionne Julien Laurent. Chez Jam, ses créateurs ont opté pour du brand content [ou contenu de marque, NDLR], et la réalisation de sondages pour des sociétés. La marque conçoit aussi des bots pour d’autres entreprises.

Les médias utilisent en autre les chatbots afin de faciliter l’accès au support client. 

Dans les médias plus traditionnels, les bots ne sont pas utilisés pour leur rentabilité, mais plutôt pour quatre raisons selon Geoffroy d’Halluin, co-fondateur de Sently : diffuser l’information, aider à l’abonnement, rendre accessibles les articles, et automatiser le support client. « C’est avant tout pour les deux derniers cas que les titres font appel à des chatbots. » Un modèle qui relève donc aujourd’hui plus d’un appui serviciel pour les rédactions et qui doit encore se développer si les médias veulent aller plus loin. 

Marie Lemaitre