Sandrine Rigaud : « L’angle humain » pour expliquer les algorithmes
Rédactrice en chef de Forbidden Stories, Sandrine Rigaud a signé pour Cash Investigation en 2019 une enquête retentissante sur les travailleurs invisibles du numérique, ces petites mains qui œuvrent derrière les algorithmes de nos applications. Livreurs des plateformes, entraîneurs d’intelligence artificielle, le film plonge dans la réalité de ces forçats du numérique souvent en proie à la précarité. Interview.
Pourquoi avoir choisi d’enquêter sur le sujet des algorithmes, comment avez-vous procédé et quel angle avez-vous privilégié dans cette enquête ?
J’ai abordé les algorithmes sous l’angle de l’impact qu’ils pouvaient avoir sur la santé mentale, les conditions de vies et de travail des petites mains invisibles du net.
Il a fallu comprendre comment fonctionnaient les algorithmes, notamment lorsqu’on travaille sur les conditions de travail des livreurs des plateformes comme Deliveroo, Uber Eats ou autre.
Il faut parler de la rémunération et comprendre comment elle fonctionne.
Focus sur Forbidden Stories
Forbidden Stories est un réseau de journalistes dont l’objectif est de faire vivre et publier le travail d’autres journalistes censurés, entravés ou assassinés partout à travers le monde. Ce projet à but non-lucratif, fondé par Freedom Voices Network, s’est donné pour objectif de garantir au plus grand nombre l’accès à une information non-censurée. 45 journalistes de 18 médias coordonnés par Forbidden Stories poursuivent ainsi depuis 3 ans le travail de Daphné Caruana Galizia, journaliste d’investigation maltaise, assassinée par voiture piégée en 2017.
Comment avez-vous pré-enquêté sur le sujet, avez-vous essayé de vous procurer des données sur le fonctionnement des algorithmes des entreprises et qu’est ce qui change dans le rapport aux sources lorsque l’on enquête sur une matière aussi abstraite?
Lorsque je me suis intéressée à ce sujet, les livreurs avaient le sentiment que leur rémunération baissait. Le problème c’est que ce ne sont pas des salariés, ils n’ont pas le même nombre d’heures par semaine. Pour être extrêmement juste et pouvoir apprécier l’évolution du salaire, il fallait avoir accès à l’algorithme, or l’algorithme est une boîte noire…
J’ai dû recourir à des compétences non journalistiques mais c’est ce qu’on fait toujours.
On consulte les travaux de scientifiques, on appelle des salariés ou d’anciens salariés de ces grandes entreprises numériques pour savoir comment ils mettent au point ces algorithmes. J’ai pu discuter avec certains d’entre eux en off. C’est intéressant car ils m’ont expliqué le fonctionnement des algorithmes mais ne pouvaient pas m’expliquer comment ils étaient programmés actuellement puisqu’ils n’étaient plus dans ces entreprises qui m’intéressaient.
Évidemment, on a essayé d’obtenir des informations techniques auprès des entreprises, mais on est toujours confronté aux mêmes réponses: On nous dit toujours que pour des raisons de concurrence entre les boîtes elles ne peuvent pas fournir ce genre d’informations, que ça relève du secret industriel… Ce ne sont pas que les entreprises de l’économie numérique qui le font, on est souvent confronté à ce genre de réponse lorsqu’on enquête dans le monde des affaires.
Y a-t-il une forme de fatalité à ne jamais pouvoir accéder au code de l’algorithme, ni constater de changement post-enquête dans le fonctionnement de l’algorithme ?
Ce que j’ai découvert c’est que les algorithmes changent tout le temps, c’est dans leur ADN. C’est le cas de celui de Google qui est modifié en permanence. L’algorithme est amené à évoluer et plus on le nourrit de l’expérience humaine, plus il se modifiera.
Évidemment, journalistiquement on aimerait avoir accès à cette boîte noire… Donc on procède un peu comme en épidémiologie. Comme on ne peut pas accéder au fonctionnement de l’algorithme, on essaie de voir et d’analyser quels sont ses effets sur un nombre important de livreurs par exemple (voir encadré), pour que ce soit le plus fidèle possible à la réalité. Ça ne le sera jamais tout à fait mais on a au moins ce grand nombre, ce modèle statistique qui permet de comprendre et de donner des clés sur le fonctionnement de l’algorithme.
Uber Eats, l’immersion pour percer l’algorithme
Enquêter sur les algorithmes est une affaire de terrain. Pour comprendre le système de rémunération des livreurs Uber Eats, une séquence du film met en scène un journaliste se glissant dans la peau d’un coursier de la plateforme. De la réunion d’information organisée par l’entreprise, aux courses sous la pluie en passant par les interactions en caméra caché avec les autres livreurs et l’indispensable récolte de données, le journaliste va rouler pendant une semaine, 40 kilomètres par jour en moyenne. Un recours à l’immersion indispensable qui a permis de recueillir une matière précieuse face aux boites noires que sont les algorithmes. «On a pas eu le choix, justifie Sandrine Rigaud, quand on fait appel à l’immersion c’est qu’on n’a pas d’autres moyens journalistiques d’enquêter ». Au début de l’enquête, plusieurs livreurs confient observer une baisse de leur rémunération. Difficile cependant pour les journalistes de corroborer leurs dires, aucun n’ayant fourni de relevés de course et de factures précises pour le démontrer. « Pour faire ce travail de manière scientifique, sans remise en cause possible, il fallait que ce soit fait par un journaliste », explique Sandrine Rigaud. Uber a fourni au journaliste cobaye une grille de rémunération et de nombreux éléments qui ont permis « d’apprécier de façon objective l’évolution de sa rémunération ».
La difficulté à vous procurer des informations sur les algorithmes n’est-elle finalement pas inhérente au mon des affaires et les journalistes se saisissent-ils suffisamment de ces questions selon vous ?
Elle est inhérente au monde des affaires. Les algorithmes sont des codes informatiques, ça représente des années de travail, de recherche, les boîtes tiennent d’autant plus au secret qu’elles ont mis des années à les développer et c’est l’essentiel de leur richesse.
Google est une boite d’ingénieurs qui ne tient, en gros, que sur la supériorité de son algorithme de recherche par rapport aux autres. C’est la première des armes économiques et les entreprises sont extrêmement secrètes sur cet algorithme.
Oui, de nombreux journalistes spécialistes sont pointus sur ces questions. Le plus difficile c’est de vulgariser ces notions et de les partager au plus grand nombre. C’est ce qu’on a essayé de faire dans cash investigation puisque c’est une émission diffusée à 20h50 sur une chaîne regardée par bcp de monde. Le but c’est de vulgariser une matière compliquée, abstraite et en abordant la question par l’angle humain, on a pu expliquer, en tout cas un petit peu mieux, ce qu’était un algorithme.
Thomas Gropallo