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Sur les réseaux sociaux, les photographies de presse sous la coupe des robots-censeurs

Dans leur chasse aux contenus trop violents ou à caractère sexuel, les algorithmes des réseaux sociaux s’attaquent parfois aux photographies de presse. Leurs auteurs s’inquiètent de ces dérives menaçantes.

Une main posée négligemment sous le menton, l’autre plaquée contre ses seins, Leslie Barbara Butch assume ses rondeurs. En février dernier, la DJ française a accepté de poser nue en Une du magazine Télérama pour dénoncer la grossophobie. Sur le cliché, la brune au regard pétillant laisse à peine deviner la courbure de son ventre et les plis de son dos. Ni sa poitrine, ni son sexe, ne sont dévoilés. Pourtant, cette photographie de presse a entraîné la fermeture temporaire du compte Instagram de Leslie Barbara Butch, à la suite d’une publication en “story”. 

“Pour être franc, on se doutait un peu que la couverture du 5 février de notre magazine, « Pourquoi on rejette les gros ? » (…) aurait du mal à passer sur les réseaux sociaux”, a réagi dans l’un de ses articles, Thomas Bécard, rédacteur en chef web de Télérama, qui dénonce une censure. En plus de la suspension du compte de la mannequin, plusieurs internautes auraient été dans l’incapacité de publier sur leurs profils la couverture du magazine, selon l’hebdomadaire.

Entre relativisme et crainte

Censure volontaire ou erreur d’appréciation du réseau social ? La question agite les acteurs du monde médiatique. Pour Jérôme Bonnet, photographe de presse et auteur de la Une de Télérama sur Leslie Barbara Butch, le filtrage des contenus n’est pas une menace pour la liberté de la presse. “Ce n’est pas une censure d’Etat », rappelle-t-il fermement. “Si on n’est pas d’accord avec les décisions des réseaux sociaux, on les quitte et on va ailleurs.” Louis Witter, photojournaliste indépendant, estime, lui, que le danger est bien réel. “Dans leurs fondements, ces plateformes ne sont pas démocratiques mais arbitraires. Au-delà de la liberté de la presse, ce sont aussi les libertés d’expression et d’opinion qui sont menacées.”

Louis Witter a aussi été victime d’une décision arbitraire de la part d’Instagram. Du haut de ses 25 ans, le barbu à la longue chevelure a couvert des zones de conflit en Ukraine, en Colombie ou encore en Irak. Ses voyages, il a pris l’habitude de les documenter sur son compte Instagram depuis sept ans. Sélectionner, modifier, partager. Pour envoyer l’un de ses clichés capturés en Irak, en 2016, le jeune photographe a répété la même opération. Mais cette fois-ci, sa photographie a disparu du réseau social. “C’était une photographie où on voyait des migrants dans une voiture avec un drapeau du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation politique armée kurde, NDLR], se remémore Louis Witter. “C’est une image symbolique aux Etats-Unis car le PKK est reconnu comme une organisation terroriste.” A l’époque, cette image lui avait valu la suspension de son compte pour  “quelques jours”

Sur la photographie prise par Louis Witter le 26 novembre 2015, un groupe de Kurdes du PKK s’apprête à quitter l’un des villages de Sinjar, au nord de l’Irak, pour combattre. Dans leur pick-up, un drapeau avec le visage d’Abdullah Ocalan, figure du PKK. Pour avoir publié ce cliché sur Instagram, le compte du photographe a été suspendu et sa photographie supprimée.

Les algorithmes dans le viseur

Pour Thomas Bécard, les coupables de cette censure ne sont pas des êtres de chair mais bien des formules informatiques. “Les algorithmes de Facebook, Instagram et consorts n’aiment pas la nudité, même quand elle n’a rien de pornographique.” Ces dernières années, plusieurs militants se sont en effet vus retirer de leurs réseaux sociaux leurs photographies représentant des corps non-stéréotypés. (voir encadré) Instagram est-il d’une pudibonderie excessive ? Pas vraiment. Comme l’a révélé dernièrement Médiapart, le réseau social mettrait davantage en avant le contenu de personnes dénudées. Un fonctionnement paradoxal.

Quand les internautes se rebieffent

La censure d’Instagram peut être parfois plus impitoyable et irrévocable quand elle concerne de simples utilisateurs qui ne profitent pas du soutien d’une rédaction. Mais ceux-ci ne se laissent pas faire et mènent la lutte… sur le réseau social. Florilège d’exemples de quelques frondes sur Instagram.

En septembre 2019, le jeune Parker, 4 ans, a été pris en photo avec ses cheveux longs. La photo est supprimée par Instagram quand le petit garçon pose torse nu. Sa maman, Tory Spooner s’offusque de cette censure injuste. Pour protester contre la suspension de son compte, elle a crée le mot-dièse #longhairedboyrevolution. Elle est rejoint dans sa bataille par des centaines de parents.

Deux Belges, Noortje Palmers, photographe et Jasper Decklerq, directeur artistique, défient la censure en ouvrant en juillet 2019 un compte Instagram, Taboob. Les deux artistes y postent des clichés de mamelons féminins, sous des angles artistiques, colorés, publicitaires. Instagram supprime le compte deux jours plus tard. Ils continuent malgré tout leur expérience sur leur nouveau compte Taboobofficial et sur le site internet. Il est à l’heure actuelle toujours visible. Le sein tient tête à Instagram.

En 2019, lorsque vous associiez le mot-dièse #grosse, il vous était reproché par Instagram de diffuser un « encouragement pouvant nuire ou conduire à un décès. ». Instagram vous suggérait alors de contacter « une ligne d’assistance », de « parler à une personne de confiance » ou vous proposait des solution pour vous « remonter le moral », comme « observer le ciel et les nuages ». Une attaque grossophe inacceptable pour de nombreuses utilisatrices. Quelques jours plus tard, le hashtag #grosse refait surface grâce à une mobilisation massive des militantes.

Carole Maillard

Selon Facebook (maison-mère d’Instagram), les algorithmes ne seraient pas responsables de la dépublication de certains contenus. Interrogée par nos confrères du Monde en octobre 2014, Monika Bickert, responsable mondiale de la modération, assurait que la plateforme “ne cherchait pas proactivement” les publications à supprimer. Avant qu’un post soit retiré de Facebook, il doit d’abord être signalé par un utilisateur. Son contenu est ensuite examiné par l’un des “centaines” de modérateurs, bien humains, de Facebook qui décide, si oui ou non, il doit être enlevé. La Fabrique de l’Info a tenté de contacter l’entreprise pour savoir si ces règles s’appliquaient aussi à Instagram. A ce jour, Facebook n’a pas donné suite à notre demande.

Automatisation informatique ou intervention humaine ? Le flou règne autour du fonctionnement des réseaux sociaux. Malgré des promesses de transparence formulées par le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, en 2019, les algorithmes de ses plateformes restent aussi bien protégés que la bombe nucléaire. Yann Rabanier a réalisé, en 2014 pour le magazine L’Obs, une photographie de la chanteuse Camélia Jordana, métamorphosée en une Marianne des temps modernes, un sein apparent. Tollé sur la toile. Les réseaux sociaux la laissent circuler. L’auteur du cliché se souvient : “Le journal L’Obs et les équipes de Camélia Jordana avaient pensé à la possibilité qu’elle soit censurée.” Pour lui, l’algorithme aurait amélioré sa reconnaissance des œuvres d’art, à la suite du scandale suscité par la censure du tableau L’Origine du Monde de Gustave Courbet. (voir encadré) “J’ai reproduit une icône qui existe en peinture. Peut-être que l’algorithme l’a identifiée”, suppose Yann Rabanier. Impossible encore à confirmer.

L’Origine du monde, trop explicite pour les réseaux ?

Pudibonderie excessive de la part des réseaux sociaux ou simple litige juridique ? « L’affaire de l’origine du Monde », du nom du tableau de Gustave Courbet représentant un sexe de femme, a été la première où la censure supposée de Facebook a déchainé les passions. Le 27 février 2011, un professeur des écoles, Frédéric Durand-Baissas, publie sur le mur de son compte Facebook une photographie du fameux tableau datant de 1866. Quelques heures défilent et le compte est désactivé. Motif de la suppression? Non respect des règles d’utilisation du réseau social. Le professeur porte alors plainte pour atteinte à la liberté d’expression . Pour les avocates du réseau social, l’usage d’un pseudonyme est contraire aux règles en vigueur. Dans le même temps, l’amateur d’art recrée un second compte, sous son vrai nom. La raison de cette suppression est-elle la nudité ou l’usage d’un pseudo pour ouvrir un compte personnel ? En tout cas, la publication du tableau sous le compte du nom de l’utilisateur n’est pas supprimée. Sept ans plus tard, la faute du réseau social a été reconnue par la justice. Le Tribunal de grande instance de Paris a jugé illicite une clause établie par Facebook qui lui donnait le droit de désactiver le compte sans justification. Mais pour autant, aucune allusion, dans le jugement, à la supposée censure du célèbre nu. Maître Marion Couttineau-Jousse, l’avocate du professeur, regrette ainsi que la cour ne se soit prononcée sur la limitation « arbitraire » de la liberté d’expression : « Dans la décision on ne parle ni d’art ni de nudité », a-t-elle déclarée au quotidien Le Monde.

Carole Maillard

Manque de clarté

Et si l’envie de demander des comptes au géant de l’Internet surgit dans la tête d’un utilisateur, mieux vaut qu’il s’arme de patience pour obtenir une réponse. Face à ces barrières, Louis Witter n’a pas cherché à entreprendre cette démarche. “Je n’ai pas les moyens de mener une action”, concède le jeune homme. Les raisons de la suppression de son cliché pris en Irak restent donc floues. “Je n’ai pas eu plus d’explications de la part d’Instagram, hormis un message qui m’informait que ma photographie ne respectait pas leurs règles d’utilisation”. (voir encadré) Le magazine Télérama, lui, a tenté d’obtenir des réponses auprès d’Instagram pour comprendre ce qui a empêché certains de ses utilisateurs de poster la couverture du numéro d’octobre. Sollicitation à laquelle la plateforme a répondu en un message laconique : “Nous souhaitons qu’Instagram soit un endroit inclusif où tout le monde se sente assez à l’aise pour être lui-même. Le contenu a été retiré par erreur et nous en sommes désolés. Il a depuis été rétabli.”

Instagram : A la recherche des règles de publication…

Difficile de lire et comprendre l’intégralité des règles d’utilisation lors d’ouverture d’un compte sur Facebook et Instagram : dix-sept pages de contenus juridiques, que l’on doit accepter avant de pouvoir profiter du service proposé par Instagram. Le document est si technique que le Commissaire à l’Enfance du Royaume-Uni, s’alarmant du très grand nombre d’adolescents parmi les abonnés, a décidé en 2017 de résumer ces « terms of service » en une seule page, accessible à de jeunes utilisateurs.  On y lit notamment les règles suivantes :                                                                                                                                                             

– Ne pas poster de contenu violent ou de photos de nu,

– Interdiction de harcèler ou de diffuser des messages à caractère haineux

– Interdition d’incitater à des activités illégales (vente de drogue ou activité terroriste)

– Interdiction de divulguer les informations personnelles d’autres utilisateurs

En juillet 2019, Instagram annonce des modifications des conditions de sa « politique en matière de désactivation de compte ». Désormais, le réseau social s’engage à notifier toute suppression de compte et d’en expliquer les raisons. Une avancée alors que jusque là, les comptes pouvaient être supprimés sans préavis ni justification. De quoi comprendre à quelles règles on se plie sur Instagram.

Carole Maillard

“Pas de statistiques”

Aux avant-postes de la protection du statut de photographe, le syndicat Union des Photographes Professionnels (UPP) reconnaît ne pas avoir de “position officielle” sur les restrictions de publications par les algorithmes des réseaux sociaux. “Nous n’avons pas été saisi de beaucoup de cas”, se justifie Pierre Morel, membre du conseil d’administration. Même constat dressé par le syndicat Photographes Auteurs Journalistes (PAJ). “C’est très difficile de dire s’il y a de la censure car nous n’avons pas de statistiques sur ce phénomène”, explique le président, Thierry Secretan. L’UPP reste néanmoins vigilante sur le sujet. “Les réseaux sociaux sont devenus des outils professionnels et des médias à part entière. Leur politique de modération opaque et arbitraire est un problème pour nous.” Face à ces plateformes, difficile pour le syndicat de faire face. “Il n’y a pas de mécanismes légaux pour s’opposer à leurs décisions”, regrette Pierre Morel, qui considère que “la problématique de la censure des photographies de presse s’inscrit dans un combat plus large : limiter le rôle des réseaux sociaux”

Un constat partagé par Reporters Sans Frontières. Dans un rapport intitulé “Débat public en ligne et protection des libertés de communication”, le secrétaire général de RSF Suisse, Denis Masmejan, craint que les réseaux sociaux deviennent des “censeurs planétaires”. Il en appelle à une régulation législative. “Compte tenu de la position dominante des plateformes, (…) une éventuelle responsabilité pénale ou civile (…) doit être strictement encadrée.”

Servitude volontaire

Pour les photographes de presse et les médias, c’est un véritable dilemme qui se dessine devant eux. D’un côté, rester sur les plateformes et cautionner leurs règles opaques. De l’autre, les quitter et perdre en visibilité. Louis Witter a fait son choix. “Si je quitte les réseaux sociaux, je n’ai aucun moyen de contacter des rédactions ou de suivre des actualités instantanées à l’autre bout du monde.” Chez Médiapart, l’hypothèse d’un départ des réseaux sociaux est dans les tuyaux. “Dans l’utopie, nous voudrions être indépendants des GAFAM -Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft- dans dix ans”, déclare Cécile Dony, community manager du média. Parmi les raisons invoquées : gestion opaque des données, relation étroite avec des instances politiques ou encore restriction de visibilité d’une publication. Pour maintenir le lien avec leurs abonnés, le site d’actualité en ligne envisagerait de devenir son propre réseau social ou d’utiliser des plateformes alternatives comme Mastodon. 

Mais pour l’heure, un tel départ n’est pas envisageable, reconnaît Cécile Dony. “Pour l’instant, nous avons besoin des réseaux sociaux pour être aussi performant qu’aujourd’hui.” Une relation de dépendance qui va dans les deux sens. Car Facebook a autant besoin des médias qu’eux pour exister. L’entreprise de Mark Zuckerberg a annoncé en janvier 2019 vouloir investir 300 millions de dollars, d’ici trois ans, pour financer des projets liés au journalisme local dans le monde entier.

Oriane Cuenoud

Illustration : Clara Hery